La montée en puissance des formes faibles d’intelligence artificielle (IA) sur la dernière décennie a permis la mise sur le marché d’objets connectés et de machines de plus en plus autonomes. L’IA, en capitalisant sur l’apprentissage profond permis par des bases de données de plus en plus massives, a pu surmonter sa crise de jeunesse des années 1970 et paraît à présent en mesure d’avoir des répercussions dans tous les secteurs, des transports à la santé en passant par la finance et l’éducation, avec des conséquences majeures en termes d’emploi.

La France est bien dotée pour la recherche dans l’IA, mais risque de ne pas en profiter pleinement faute de plateformes nationales ou européennes

La qualité de la recherche française en mathématiques et en informatique est reconnue. C’est grâce à cette base solide que le pays parvient à maintenir son rang dans la recherche théorique en IA. Le CNRS est ainsi le seul organisme européen dans les dix premiers au niveau mondial en nombre d’articles de recherche cités.

Classement mondial des centres de recherche dans l'intelligence artificielle

Le tableau présente le classement de 20 institutions par nombre d’articles scientifiques cités sur la période 2012-2016. De 1 à 20, l’institution, son pays et le nombre de citations : Microsoft, États-Unis, 6 528. Université de technologie de Nanyang, Singapour, 6 015. Académie chinoise des sciences, Chine, 4 999. Centre national de la recherche scientifique (CNRS), France, 4 492. Université Carnegie-Mellon, États-Unis, 4 389. Université de Toronto, Canada, 4 315. Institut de technologie du Massachusetts (MIT), États-Unis, 4 283. Google, États-Unis, 4 113. Université Tsinghua, Chine, 3 851. Université de New York, États-Unis, 3 506. Université de Stanford, États-Unis, 3 199. Université de Montréal, Canada, 3 168. Université national de Singapour, Singapour, 3 093. Université de Californie à Berkeley, États-Unis, 3 041. Université de Harvard, États-Unis, 3 012. Université Paris Saclay, France, 3 006. Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), France, 2 916. Imperial College London, Royaume-Uni, 2 765. Université de Colombia, États-Unis, 2 764. Université d’Oxford, Royaume-Uni, 2 673. La source des données est Nikkei, Elsevier.

La performance française est d’autant plus remarquable que sur les vingt premiers, la France occupe trois places – outre le CNRS, en quatrième position, Paris Saclay et l’INRIA se classent en 16ème et 17ème position – tandis que les seuls Européens non français du classement sont les Britanniques Imperial College et Oxford, respectivement à la 18ème et 20ème position.

Cependant, les points faibles du pays sont encore et toujours dans le domaine de l’application et de la diffusion des innovations. La France est ainsi très faiblement dotée en robots industriels. Or les usines des grands groupes sont un terrain privilégié de mise en place des solutions d’automatisation intégrant l’intelligence artificielle, avant leur diffusion dans l’ensemble de l’économie. En 2014, la France affichait ainsi 1,2 robot industriel pour 100 emplois manufacturiers, beaucoup moins que les États-Unis (1,64), le Japon (2,85), l’Allemagne (2,65) ou la Corée (4,08). Même l’Italie et l’Espagne ont une industrie plus robotisée avec respectivement 1,54 et 1,40 robot pour 100 emplois manufacturiers. Des lacunes qui affectent également la formation de la main d’œuvre…

Pour les applications grand public, la France et l’Europe paieront vraisemblablement l’absence de plateforme numérique européenne. Seules des bases de données massives et fiables peuvent en effet rendre un appareil véritablement « intelligent », et ce grâce à des algorithmes d’apprentissage. Si un outil fondé sur la reconnaissance du langage, par exemple, peut aujourd’hui transcrire correctement une requête orale prononcée un humain,  ses réponses seront moins pertinentes si son logiciel n’a pas été « entraîné » sur une base de données rassemblant des requêtes réelles avec les réponses correspondantes. Or ce sont les plateformes numériques (GAFAM américains, BATX chinois) qui détiennent la plupart de ces données.

Les emplois dans l’intelligence artificielle en France : hauts salaires et manque de candidats dans un contexte d’effervescence autour de l’IA

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que des profils de haut niveau quittent les centres de recherche pour le privé. Plus généralement, l’engouement des chercheurs d’emploi pour ce secteur en pleine croissance se reflète dans le nombre de recherches sur Indeed.fr concernant l’IA. Début 2015, il oscillait autour de 10 recherches par million. Les chiffres du mois d’octobre montrent une tendance en très forte accélération, avec un nombre de recherches s’établissant à 60 par million sur la semaine du 30 octobre 2017, soit une multiplication par 6 en un peu plus de deux ans et demi.

Évolution des recherches d'emploi dans l'IA

Le graphique en courbes illustre la moyenne mobile sur 4 mois, en nombre de recherches par million, ainsi que le nombre de recherches par million, entre janvier 2015 et janvier 2017. La source des données est Indeed.

Ces chiffres appellent plusieurs commentaires. Premièrement, l’intelligence artificielle représente toujours dans l’absolu un petit nombre de recherches comparé à d’autres emplois, plus courants ou moins qualifiés, comme secrétaire, vendeur ou comptable par exemple (entre 4 et 6 % des recherches sur Indeed.fr), et ce en dépit de l’intérêt croissant des chercheurs d’emplois.

Deuxièmement, l’écart entre les offres et les recherches perdure sur les 16 derniers mois, ce qui laisse penser que les professionnels de l’intelligence artificielle seraient trop rares sur le marché. L’explication la plus plausible est celle d’un retard ou d’une insuffisance dans leur formation, alors que les besoins des entreprises sont immédiats. À cet égard, un rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi estimait à 60 000 l’écart entre l’offre et la demande de compétences numériques et scientifiques en 2017 et prévoit son accroissement à 80 000 à l’horizon 2020.

Nombre d'offres pour des emplois à domicile

Le graphique en courbes illustre le nombre d’offres par millier d’annonces sur Indeed.fr, entre juin 2016 et janvier 2018. La source des données est Indeed.

Les salaires des offres en intelligence artificielle disponibles sur Indeed.fr reflètent cette tension. On observe aussi un profil de distribution assez différent de celui d’autres secteurs du numérique que nous avons étudiés récemment (objets connectés et cybersécurité).

Tout d’abord, l’intelligence artificielle tout comme la cybersécurité et les objets connectés restent évidemment plus rémunérateurs que la moyenne des emplois, puisque globalement 88 % des offres d’emploi tous secteurs confondus proposent une rémunération inférieure à 40 k€.

Ensuite et de façon plus révélatrice, les salaires intermédiaires (ceux situés entre 40 et 70k€ brut) représentent moins de la moitié du total dans l’intelligence artificielle – 32 % plus exactement – contre 59 % dans la cybersécurité ou les objets connectés. Par ailleurs, 49 % des salaires sont situés en dessous de 40 k€, un chiffre particulièrement élevé lorsqu’on le compare aux 29 % de la cybersécurité, ou même aux 40 % des objets connectés, où beaucoup de programmeurs peuvent réaliser des tâches plus ponctuelles. La part des salaires supérieurs à 70 k€ est supérieure à celle observée dans les deux autres secteurs : 19 % dans l’IA, contre 14 % dans la cybersécurité (où le profil de distribution des salaires est plus homogène) et seulement 1 % dans les objets connectés. Une possible raison à ce phénomène est que nous étudions ici les annonces d’emploi qui mentionnent explicitement l’intelligence artificielle, alors que certains postes, notamment « data scientist » peuvent faire partie d’un écosystème IA sans pour autant faire référence à la discipline.

Salaires dans l'IA, la cybersécurité et les objets connectés

Le graphique en barres illustre les salaires dans l’IA, la cybersécurité, les objets connectés et l’ensemble des offres, de moins de 40 000 euros, à 70 000 euros et plus. La source des données est Indeed.

L’IA apparaît donc comme un domaine plus discriminant où les salaires sont fortement polarisés. Cette concentration se retrouve aussi géographiquement puisque 66 % des offres sont situées en Île-de-France, les autres régions arrivant loin derrière : Auvergne-Rhône-Alpes à 11 %, PACA et Occitanie à 5 %. On retrouve ainsi l’importance de la région parisienne déjà relevée dans notre éclairage sur les objets connectés, contrairement au secteur de la cybersécurité où l’Ille-et-Vilaine atténuait cette concentration.

L’effet global de l’intelligence artificielle sur l’emploi mondial reste une inconnue

Incidemment, le secteur de l’IA pourrait accentuer la polarisation relevée au niveau agrégé de l’ensemble de l’économie par l’OCDE dans ses perspectives 2017 pour l’emploi. Celle-ci est entamée depuis deux décennies et résulterait pour un tiers de la tertiarisation et pour le reste de transformations propres à chaque secteur. Parmi ces transformations, la numérisation jouerait, selon l’OCDE, un rôle important au côté de la mondialisation.

Surtout, le bilan net en termes d’emplois reste incertain. Jusqu’à présent, la vague actuelle d’innovation numérique, souvent qualifiée de « troisième révolution industrielle » paraît ne pas produire d’effets fondamentalement différents que les précédents bouleversements technologiques, en dépit du fait que l’intelligence artificielle se retrouve en concurrence avec des métiers « intellectuels ».

Les métiers les plus à risque sont vraisemblablement ceux qui comprennent une grande part de tâches routinières, même si celles-ci sont fortement spécialisées ou intellectuelles. La meilleure stratégie pour rester compétitif dans un marché du travail en constante évolution et totalement numérisé est du reste bien connue : continuer à se former, rester adaptable et privilégier les compétences qui sont complémentaires à l’IA puisque machines et humains sont appelés à travailler ensemble.