Points saillants :
- L’embauche d’infirmiers stagne au Canada depuis plusieurs années, contrairement aux prévisions.
- Cette situation n’est pas attribuable au manque d’emplois : les postes d’infirmier vacants ont grimpé de 77 % depuis 2015, année où Statistique Canada a commencé à compiler des données à ce sujet.
- L’écart se creuse de plus en plus entre l’offre et l’intérêt des chercheurs d’emploi pour les postes d’infirmier sur Indeed, comparativement à d’autres professions; les lacunes sont criantes dans les petites provinces et pour les postes dans les services d’urgence.
- Malgré l’intensification de la pénurie de main-d’œuvre en soins infirmiers, les salaires n’enregistrent qu’une faible croissance par rapport au reste de l’économie.
Dans ses projections de 2017 à 2026, Emploi et Développement social Canada prévoyait que la croissance de l’emploi en soins infirmiers autorisés serait plus grande, en chiffres bruts, que celle de toute autre profession. Jusqu’à maintenant, ces projections ratent la cible. En réalité, la part des adultes canadiens travaillant dans les soins infirmiers est en déclin depuis le début de 2017.
Selon plusieurs indicateurs, cette stagnation de l’emploi en soins infirmiers traduit une intensification de la pénurie de main-d’œuvre dans le domaine. Les offres d’emploi ont fait un bond ces dernières années, et un nombre croissant de postes restent vacants plus de trois mois, selon Statistique Canada. Les offres d’emploi d’infirmier publiées dans Indeed ont toujours reçu beaucoup moins de clics que la moyenne des offres d’emploi, une tendance typique des postes difficiles à combler. Mais l’écart s’est creusé davantage depuis deux ans. L’intérêt des chercheurs d’emploi pour ces postes est particulièrement faible par rapport à l’offre dans les petites provinces et pour certains postes spécialisés, notamment dans les services d’urgence.
Or, malgré l’aggravation de la pénurie de main-d’œuvre, les salaires n’ont pas augmenté. Le salaire horaire moyen d’un infirmier est plus élevé que dans la plupart des autres emplois, mais l’avantage salarial a diminué au cours des dernières années. La faible croissance salariale pourrait contribuer à la stagnation de l’emploi dans ce secteur si elle décourage les Canadiens d’y entamer ou d’y poursuivre leur carrière. La situation place devant un dilemme les gouvernements provinciaux, qui veulent à la fois augmenter le nombre d’infirmiers bien formés et maintenir la viabilité des finances publiques.
Le nombre d’infirmiers par adulte stagne au Canada depuis 2016
Les raisons sont nombreuses de s’attendre à une hausse de la demande d’infirmiers : le vieillissement de la population, l’augmentation des dépenses en santé et les possibilités d’automatisation limitées en sont quelques-unes. Ces 20 dernières années, ces facteurs ont incité plus de 130 000 personnes à embrasser la carrière d’infirmier, selon l’Enquête sur la population active (EPA) de Statistique Canada.
Statistique Canada prévoit d’ailleurs un maintien de la croissance de l’emploi dans les soins infirmiers bien au-delà de 2020. Or, cette croissance s’est arrêtée. De 2000 au début de 2016, le nombre d’infirmiers par tranche de 10 000 adultes est passé de moins de 90 à 113, une augmentation plus rapide que dans le marché global de l’emploi. Mais le rapport n’a pratiquement plus bougé depuis, marquant une légère remontée en 2016 avant de retomber. La profession d’infirmier semble être victime de la reprise de l’emploi dans le reste de l’économie.
Malgré la variabilité des données provinciales de l’EPA sur le secteur des soins infirmiers, le ralentissement est manifeste à l’échelle pancanadienne. Depuis 2016, le nombre d’infirmiers par adulte a reculé partout, sauf en Alberta, à l’Île-du-Prince-Édouard et à Terre-Neuve-et-Labrador.
Les postes d’infirmiers de plus en plus difficiles à pourvoir
Si l’emploi stagne dans le secteur, ce n’est pas par manque d’offres. Depuis que Statistique Canada a inclus les postes d’infirmiers dans son Enquête sur les postes vacants et les salaires (EPVS), au deuxième trimestre de 2015, jusqu’au deuxième trimestre de 2019, les offres d’emploi d’infirmiers ont fait un bond de 77 %, dépassant de loin le taux d’augmentation global des postes vacants.
De surcroît, les postes à pourvoir sont plus nombreux à rester longtemps vacants. Au début de 2016, sur l’ensemble des offres d’emploi d’infirmier publiées l’année précédente, 21 % des postes étaient restés vacants au moins 90 jours. Ce taux est passé à 26 % au deuxième trimestre de 2019.
Dans l’économie globale, les récentes difficultés d’embauche, qu’elles soient mesurées par le taux de postes vacants ou des enquêtes auprès des employeurs, sont liées au recul du taux de chômage. Mais la tendance n’est pas aussi évidente pour le secteur des soins infirmiers, qui affichait déjà un faible taux de chômage avant la reprise du marché. Chez les infirmiers, le taux de chômage est quasi nul depuis plusieurs années, avec une moyenne de 0,9 % au cours des 12 derniers mois.
Les données d’Indeed sur les offres d’emploi et les clics révèlent un fossé grandissant entre la demande et l’intérêt des chercheurs d’emploi pour la profession. En 2016 et en 2017, ces postes obtenaient la moitié des clics comparativement à l’offre d’emploi typique, ce qui confirme la difficulté d’embauche. Depuis, l’écart s’est encore creusé. Au premier semestre de 2019, les offres d’emploi d’infirmier ne récoltaient que 35 % des clics par rapport à la moyenne des offres d’emploi sur Indeed. Or, on le sait, le clic d’un candidat sur une offre d’emploi constitue la première étape du processus d’embauche. L’augmentation de l’offre conjuguée au manque d’intérêt complique toujours plus le recrutement d’infirmiers.
La capacité d’attirer des candidats varie selon la région et le poste
Le manque d’intérêt pour le secteur infirmier constaté dans l’ensemble du Canada est plus marqué dans certaines provinces. L’Ontario compte le plus grand nombre d’infirmiers en recherche d’emploi comparativement aux offres, suivie de l’Alberta, du Québec et de la Colombie-Britannique. C’est dans les petites provinces que l’écart est le plus prononcé : en Saskatchewan, au Manitoba et dans l’Atlantique, les offres d’emploi d’infirmier reçoivent le quart des clics, voire moins, par rapport à la moyenne des offres dans ces provinces. Rien d’étonnant vu les pénuries d’infirmiers constatées là-bas.
La difficulté à susciter l’intérêt des chercheurs d’emploi varie aussi selon le poste. Environ la moitié des offres d’emploi dans le secteur publiées sur Indeed ont un intitulé général comme « infirmier » ou « registered nurse » en anglais. Nous pouvons toutefois mesurer l’activité pour les postes plus spécialisés et dégager ceux qui attirent le moins les chercheurs d’emploi. En effet, ces derniers sont moins enclins à cliquer sur un poste d’infirmier en soins intensifs ou aux urgences, où la pression est forte. Étant donné l’importance de l’enjeu pour les urgences, ce manque criant de candidats a de quoi inquiéter.
Le salaire stagne malgré la pénurie
La stagnation de l’emploi, l’augmentation de la demande et la difficulté croissante à attirer les chercheurs d’emploi sont autant de signes d’une pénurie dans le secteur infirmier canadien. Dans ce contexte, on s’attendrait à ce que le déséquilibre entre l’offre et la demande pousse les salaires à la hausse. Il n’en est rien. Si la profession d’infirmier est bien payée, notamment en raison des longs quarts et de la lourde charge de travail, la croissance salariale est faible depuis plusieurs années comparativement à d’autres secteurs.
Selon l’EPA, l’avantage salarial, c’est-à-dire le rapport entre le salaire horaire moyen d’un infirmier et le salaire moyen au Canada, est passé de 36 à 48 % entre 2000 et 2011. Cette tendance s’est inversée ensuite, l’avantage salarial de l’infirmier ayant perdu 4 points de pourcentage depuis le début de 2016, au moment où la croissance de l’emploi dans le secteur s’est arrêtée. Dans les offres d’emploi, l’écart entre le salaire moyen offert pour un poste d’infirmier et celui offert pour un autre emploi s’est rétréci, d’après l’EPVS, passant de 65 % au deuxième trimestre de 2015 à 45 % quatre ans plus tard.
Des décisions difficiles
La structure particulière du marché de l’emploi dans le secteur infirmier explique en partie la stagnation des salaires en dépit de la difficulté d’embauche. Au Canada, quatre infirmiers sur cinq sont couverts par une convention collective, et le financement public semble avoir plus de poids que la compétition entre employeurs dans l’établissement des salaires. Or, les perspectives financières des gouvernements provinciaux, qui assument la majeure partie des dépenses dans le système de santé, sont généralement sombres.
Cette situation place les provinces devant un douloureux dilemme. D’un côté, le ralentissement de la croissance salariale dans le secteur infirmier pourrait aggraver la difficulté d’embauche, dans la mesure où ce facteur dissuade des gens d’embrasser la profession et réduit le taux de rétention du personnel. Le nombre de diplômés en soins infirmiers s’est maintenu à quelque 20 000 par an de 2012 à 2017, selon l’Institut canadien d’information sur la santé.
De l’autre côté, le Bureau du directeur parlementaire du budget pointe la hausse des dépenses en santé comme le principal obstacle à la viabilité financière à long terme des gouvernements provinciaux. L’assouplissement des critères d’admission au programme de soins infirmiers ou des exigences d’obtention du diplôme pourrait soulager le manque d’infirmiers, mais de telles mesures pourraient diminuer la qualité des soins.
Les contraintes financières des employeurs (hôpitaux, cliniques et autres établissements de soins de santé) limitent leurs possibilités d’offrir de meilleurs salaires que leurs concurrents pour attirer les candidats. Ils doivent plutôt miser sur leur bonne réputation d’employeur. Par ailleurs, en élargissant la zone géographique de recherche de candidats, notamment en offrant des postes à des immigrants potentiels, on élargit du même coup le bassin de talents.
Pour les chercheurs d’emploi qui ont les aptitudes requises et de l’intérêt pour la profession d’infirmier, celle-ci a beaucoup à offrir. Le taux de chômage est faible dans ce domaine et les salaires restent relativement élevés, même si l’avantage salarial s’est rétréci. Les offres d’emploi foisonnent, et la tendance va se maintenir dans un avenir prévisible. Dans ce contexte, les candidats ont l’embarras du choix de l’employeur.
En revanche, le travail d’infirmier est difficile et exige des années de formation. Les quarts de travail sont longs et la pression est forte. De plus, les contraintes financières risquent de maintenir la pression sur l’avantage salarial. La réaction de ceux et celles qui construisent leur projet de carrière et celle des décideurs qui évaluent les compromis possibles pourraient avoir une incidence considérable sur le système de santé canadien au cours des années à venir.
Méthodologie
Nous avons analysé le marché canadien de l’emploi dans le secteur des soins infirmiers en suivant l’évolution des données concernant le personnel professionnel en soins infirmiers (code 30 de la CNP) issues de l’Enquête sur la population active et de l’Enquête sur les postes vacants et les salaires de Statistique Canada, respectivement d’octobre 2019 et du deuxième trimestre de 2019. Les données tirées de l’Enquête sur la population active sont fondées sur des moyennes de 12 mois.
Pour les données d’Indeed, nous avons recensé les offres d’emploi d’employeurs canadiens publiées entre 2015 et juillet 2019 portant plus de 130 intitulés de postes en français et en anglais contenant les mots « infirmier », « infirmière », « nurse » et « nursing », de même que les clics de chercheurs d’emploi sur ces offres. Le « coefficient d’intérêt » à l’égard des postes d’infirmier est le rapport entre le nombre de clics sur les offres d’emploi d’infirmier et le nombre de clics sur l’ensemble des offres d’emploi sur Indeed.